vendredi 28 juin 2019

Souverain sur soi


Un principe qui recoupe plusieurs de mes prises de positions sur nombre de débats de société pourtant variés et sans lien direct les uns avec les autres, est le principe de la souveraineté de l’individu sur lui-même. Mon corps est un territoire dont je suis l’unique et absolu souverain, le territoire de l’État s’arrête à ses frontières. En fait, non seulement l’État doit reconnaître cette souveraineté de moi sur moi, mais il doit activement la protéger. Donc nous avons le:

  1. droit d'être souverain sur son corps, son esprit et son identité,
  2. droit que l'on protège cette souveraineté,
  3. droit de ne pas être discriminé pour avoir exercé sa souveraineté.


Cela implique de reconnaître:

  • Le droit à la vie et d’être préservé de la souffrance,
  • Le droit à l’avortement,
  • Le droit de pouvoir se vêtir comme on veut, de montrer son corps ou de le cacher, et la limitation du pouvoir d’uniformisation vestimentaire de l’employeur sur l’employé,
  • Le droit de pouvoir consommer un psychotrope ou d’avoir d’autres habitudes de vie pouvant nuire à la santé,* ou d'avoir une apparence physique que certains pourraient associer à de mauvaises habitudes de vie,
  • Le droit d'avoir du sexe entre adultes consentants, de la façon dont il nous plaît,
  • Le droit de ne pas se faire violer même si cela est fait sans que l’on ne subisse de lésions physiques et sans que l’on en soit conscient,
  • Le droit de ne pas se faire prélever un organe, pour une greffe, contre son gré, même si la vie de l’autre est en jeu et que la nôtre n’en serait pas menacée,
  • Le droit de porter des tatouages, perçages et scarifications et, corollairement, le droit de ne pas se faire faire ce genre de marque contre notre gré ou avant l’âge du consentement,
  • Le droit de recevoir une mutilation génitale religieuse et, corollairement, le droit de ne pas se faire faire ce genre de marque contre notre gré ou avant l’âge du consentement,
  • Le droit de se suicider si, à la suite d’une réflexion éclairée, on estime que le temps qu’il nous reste à vivre n’est qu’une lente agonie et que l’on préfère partir dans la dignité,
  • Le droit d’avoir recours à des chirurgies pour modifier son corps comme bon nous semble, que ce soit dans un but de réassignation de genre ou autre, et le devoir de ne pas imposer à autrui ce genre de chirurgie,
  • Le droit de ne pas être réduit en esclavage, et la limitation du pouvoir de l’employeur sur l’employé,
  • La limitation des contraintes pouvant être imposées dans un engagement contractuel entre deux personnes,
  • L’absence de reconnaissance du mariage et du couple, c’est-à-dire que j’accepte la reconnaissance fiscale d’un foyer, qu’il soit couple ou autre, mais rejet de la reconnaissance légale de la souveraineté des conjoints sur le corps l’un de l’autre, ce qui implique, par exemple, de ne pas criminaliser l’adultère.


Dérivant de ça, l’individu a aussi une souveraineté égale sur «son esprit», ce qu’on appelle généralement la liberté de conscience mais qu’on associe peut-être trop intimement à la religion alors que ce peut-être beaucoup plus large. Donc:

  • Le droit d’avoir les opinions, valeurs et croyances que l’on veut, qu’elles soient vraies ou fausses, et qu’on accorde de la considération à l’importance que ces choses ont pour nous,
  • Le droit de pouvoir faire ses propres choix de vie, de vivre en accord avec ses valeurs, de pratiquer sa religion, d'agir en conformité avec notre conception du monde,
  • Le droit à la liberté d’expression, de pouvoir dire ce que l’on pense (et le droit de notre interlocuteur de nous répondre),
  • Le droit d’être maître de son horaire, d’avoir des temps libres et des congés, à des dates ou des moments que l’on considère importants,
  • Le droit d'avoir une vie sexuelle en phase avec nos préférences personnelles, sans être persécutés ou ridiculisés,
  • Le droit d’être anarchiste, de ne pas voter, de ne pas éprouver d’allégeance envers l’État,
  • Le droit de ne pas être un échantillon représentatif de la majorité historique,
  • Le droit d’avoir accès à l’information et à l’éducation,
  • Le droit de ne pas faire partie du système.


Ça ne veut bien sûr pas dire qu’on n’a pas le droit d’argumenter avec lui sur ses opinions ou qu’on a le devoir de fournir une tribune égale à tout le monde, ça veut juste dire qu’il peut penser ce qu’il veut tant que ses actions ne l’amène pas à poser des actes portant préjudice à autrui, et tant qu’il n’incite pas explicitement à la violence envers autrui.

Ça ne veut pas non plus dire que le système scolaire public devrait s’empêcher d’enseigner à ses élèves des faits scientifiques ou historiques qui pourraient remettre en question les croyances de leurs parents. J’y reviendrai, mais pour moi il est parfaitement légitime de juste présenter les faits aux enfants, puis de leur apprendre les bases de la pensée logique, et de les laisser se faire une opinion par la suite.

Autre élément de la souveraineté sur soi, le droit d’être souverain sur son identité personnelle, sans que celle-ci nous soit imposée par la société ou la famille, c’est-à-dire:

  • Le droit de changer de nom (prénom ou nom de famille) comme bon nous semble et pour les raisons de notre choix (le corollaire est que, pour remplacer le nom, chaque membre de la société doit avoir un code permanent qui serait notre seule identité officielle fixe),
  • Le droit de choisir le titre de civilité que l’on préfère (Madame, Monsieur, etc.) pour se faire désigner,** 
  • Le droit de choisir le genre grammatical que l’on préfère (féminin, masculin, neutre) pour notre nom, 
  • Abolir, autant que possible, les catégories sociales des documents officiels (sexe, race, religion, etc.) pour les remplacer par des données anthropométriques (taille, yeux, teint, voix, âge, etc.), et laisser l’individu libre de choisir, lors des recensements, dans quelle catégorie sociale officielle qu’on n’aurait pas abolie il désire qu’on le classe.


Rien de bien original ici, mais ce que je voulais souligner c’est que cette souveraineté de l’individu sur lui-même prime sur celle de la société. Ainsi, même si le gouvernement était élu à l’unanimité, il ne serait pas légitime qu’il m’empêche de disposer librement de moi-même ou qu’il dispose de moi-même contre ma volonté. Mon corps et ma tête ne font pas parties de son territoire.

Je vais donner un exemple. Pensons à l’avortement, la question n’est pas de savoir si l’État autorise ou non une personne à se faire avorter. La question est que ce que cette personne décide de faire avec son corps est en dehors de la juridiction de l’État. Autre exemple, pour l’identité de genre, je ne demande pas à l’État de reconnaître le droit à l’autoassignation, je dis que notre genre ne lui appartient d’aucune façon et se trouve également hors de sa juridiction.

Après, bien sûr, de savoir si l’assurance-maladie finance les avortements et les chirurgies de réassignation de genre, ça devient du magistère de l’État, et c’est là qu’intervient le second point. L’État ne fait pas que reconnaître ma souveraineté sur mon corps, il la protège. C’est pourquoi ce n’est que logique d’offrir les services qui permettent de préserver ce droit.

Je souligne que ceci est mon paradigme politique et non mon paradigme éthique. Mon éthique autorise en effet un individu à bafouer les intérêts d’autrui si sa propre survie est en jeu. Ainsi, le renard peut manger le lièvre pour se nourrir, mais si ce renard et ce lièvre étaient membres de la même société, l’État devrait empêcher cet acte de prédation pourtant légitime. Les cas de greffes d’organe suivent cette logique. Même si, éthiquement, il serait justifier que l’un tue autrui pour lui prendre son foie s’il a absolument besoin d’une greffe pour survivre, ce genre de prédation est tout de même illégale. Parce que non seulement l’État reconnaît la souveraineté de chacun sur soi, mais il protège cette même souveraineté.

———

* Ce qui ne veut pas dire d’en garantir l’accès ni de n’avoir aucune pénalité. Je trouve que de taxer les drogues récréatives et la malbouffe, à la fois par mesure dissuasive et pour financer leurs coûts pour le système de santé, est parfaitement légitime.

** J’aurais aimé laisser les gens pouvoir choisir complètement – voire inventer – le titre de civilité qu’ils veulent, mais pour ne pas entrer en contradiction avec le quatrième point de cette liste, soit de supprimer les catégories sociales, on ne peut pas. Quelqu’un pourrait choisir de vouloir se faire appeler “Docteur”, “Monseigneur” ou “Maître”, ce qui est contraire au paradigme. Conséquemment, de choisir parmi une liste, et d’autoriser les gens à faire une demande pour ajouter un terme à la liste (qui lui-même serait presque systématiquement accepté, à condition d’être un mot répertorié – donc, ici, pas de mot inventé – et de ne pas avoir de connotation hiérarchique ou ségrégationniste), me semble une meilleure idée.

jeudi 27 juin 2019

Numériser la monnaie

Je pense que l’on est rendu là. Au point où nous sommes, on utilise plus souvent qu’autrement l’argent sous sa forme électronique que de l’argent sonnant. Conséquemment, franchir ce petit pas logique supplémentaire, et juste abolir la monnaie frappée ou imprimée, m’apparaît parfaitement sensé. Que ce soit pour de petites transactions ou de grosses sommes, il est devenu plus pratique de payer par carte, surtout maintenant que l’on a paypass, que de passer régulièrement au guichet.

Je propose donc de :

  • Cesser d’imprimer de la monnaie et n’utiliser que la monnaie numérique; 
  • Cesser d’imprimer un reçu papier à chaque transaction et se contenter d’envoyer une version numérique de la facture; 
  • Cesser de faire des chèques en papier et nous contenter de programmer des virements (ponctuels ou périodiques) mais qui pourraient être visibles à l’avance par leurs bénéficiaires.


Ce ne serait même pas très compliqué à instaurer. Pour le premier point, il s’agirait simplement de ne plus faire payer de frais de service au client d’une banque ou d’une caisse pour l’utilisation de la carte de débit. Pour le reçu de caisse, ce serait déjà un peu moins simple. Comment je vois ça, sur le site de notre banque, chaque transaction comporterait un petit iĉone «+» sur lequel on pourrait cliquer pour voir la facture détaillée. Pour les virements qui remplaceraient les chèques, il s’agirait de permettre à la personne qui fait le virement de cocher une petite case qui ferait en sorte que le bénéficiaire de celle-ci pourrait immédiatement voir que ce paiement s’en vient et à quelle fréquence il reviendra. Il serait toujours possible de l’annuler ou de la modifier, mais alors le bénéficiaire recevrait une notification pour l’aviser de ce changement. Donc, pour payer mon employé ou le propriétaire de mon bloc, je programme ce paiement récurrent.

Évidemment, le fait qu’il existe plusieurs institutions bancaires qui ne sont pas tous en communication les unes avec les autres, sans parler du fait que chaque commerce utilise un système différent de facturation, complique un peu l’idée. C’est pourquoi je pense qu’il est nécessaire de créer une plateforme commune et unique pour la monnaie. Quelque chose qui ressemblerait au site de Desjardins ou de la Banque nationale mais qui appartiendrait à l’État. Mais je ne parle pas ici de nationaliser les banques. Je dis simplement un compte avec une carte de débit mais sans qu’il n’y ait d’intérêt ou de frais d’utilisation. Avoir de l’argent dans ce compte serait comme d’avoir de l’argent chez soi dans un bas de laine ou de la traîner dans ses poches. C’est de l’argent qui n’est pas placée, pas investie dans quoique ce soit. C’est, littéralement, numériser la monnaie. Les banques privées continueraient d’exister mais devraient tous utiliser cette même plateforme.

Si cette plateforme commune est utilisée par tous les particuliers, toutes les banques et tous les commerces, il sera facile de s’en servir, voire d’en faire un passage obligé, pour le paiement des employés par les employeurs. L’employeur programmerait un virement régulier vers le comptes de son employé. Un petit icone «+» permettrait à l’employé de visualiser combien du montant est prélevé pour ses impôts ou l’assurance parentale.

La plateforme pourrait également avoir un module pour faire son rapport d’impôts. Si chaque transaction comporte un libellé (paye, charité, transport en commun, etc.), le système pourra de lui-même catégoriser nos revenus et nos dépenses, remplir l’ensemble des champs du rapport, et nous dire combien, au final, on doit verser en cotisation.

L’aide sociale, telle que je l’ai décrit dans ma réflexion sur le sujet, pourrait grandement bénéficier d’un pareil outil. Je la faisais fonctionner à la fois comme une sorte de carte de crédit dont le pouvoir était limité à l’achat de biens et services fondamentaux, dont la limite serait le montant requis estimé pour vivre deux semaines, et que l’État se rembourserait à lui-même à la place du bénéficiaire. Pour le loyer, je voyais ça comme un montant du loyer que l’État paierait au propriétaire à la place du bénéficiaire. À la fin de l’année fiscale, le contribuable remboursait une partie de l’aide sociale reçu proportionnelle à ses revenus. Bref, avec cette plateforme, il serait possible d’inclure facilement un module pour avoir un système complexe d’aide sociale.

On pourrait aussi y voir, en un seul regard, tous les fournisseurs de services — publics ou privés — à qui l’on doit de l’argent, en plus de voir nos comptes de toutes les banques et les soldes de toutes nos cartes de crédits. Ainsi, il sera inutile pour Hydro-Québec ou Bell d’entrenir un site pour que je puisse voir et payer le montant que je leur dois. Tout sera au même endroit, sur ce site gouvernemental. Cela facilitera grandement la santé financière des citoyens.

Si l’on peut voir d’avance les entrées d’argent anticipées par les virements programmés que notre employeur envoie sur notre compte, il sera intéressant d’ajouter une fonction pour que l’usager puisse, à l’avance, programmer comment il veut répartir cet entrée d’argent entre ses comptes, dont les comptes des fournisseurs à qui il doit de l’argent. Pour que ses dépenses régulières se payent toutes seules. 

J’ajouterais aussi nombre de fonctionnalités plus spécifiques aux travailleurs autonomes, et d’autres pour les entreprises. J’en discuterai ultérieurement, je ferai un billet long dans lequel je mettrais les détails de l’apparence et des fonctions que j’incluerais dans cette application. Mais j’y vois un énorme potentiel pour contrer le surendettement et le manque de littératie financière.

L'état de nature

C’est au philosophe Jean-Jacques Rousseau (1712—1778) que l’on doit le concept de contrat social. Grossièrement, son point de vue est que les humains choisissent de vivre en société en adhérant au contrat social, renonçant du coup à certaines libertés, mais bénéficiant d’une protection et de tous les avantages de collaborer. La situation antérieure, celle sans société, était nommée l’état de nature. Les philosophes spéculant beaucoup sur ce passé hypothétique, le voyant soit comme un monde d’innocence enfantine, soit comme une guerre de tous contre tous.

Je vous ai déjà exposé ma conception du contrat social. Un des points que j’ai amené c’est que, pour conserver sa légitimité, ce contrat social doit être volontairement signé par chaque nouveau membre de la société. Conséquemment, l’état de nature doit pouvoir continuer d’exister pour ceux qui choisirait de ne pas signer.

Imaginons certaines portions de territoire, dans le nord, que le gouvernement choisirait de ne pas aménager et où l’un pourrait partir s’installer pour vivre hors de la société, se soustraire du contrat social. L’on pourrait vivre en chasseur-cueilleur ou défricher un petit pan de terre et y faire de l’agriculture. Il n’y aurait là aucune loi mais on pourrait interdire à une personne ayant des antécédents judiciaires graves de s’y installer. On empêcherait les entreprises forestières ou minières de venir en exploiter les ressources. Ses occupants auraient le même statut légal que des touristes. On pourrait y intervenir, en cas de catastrophe par exemple, mais seulement à titre d’aide humanitaire, comme on le ferait envers un autre pays. Bref, si volontairement on créerait une sorte de sanctuaire dont on garantirait l’existence et la protection contre l’extérieur mais à l’intérieur duquel l’État n’exerce plus son influence, de sorte qu’il y ait réellement un choix dans l’idée de faire partie ou non de la société.

Mais en même temps, je me dis qu’on n’est pas obligé d’aller si loin non plus. Comme j’ai dit précédemment, si l’on instaure mon contrat social et que l’on procède à une déterritorialisation de l’État, l’on pourrait laisser les gens circuler et vivre quand même sur le territoire, même s’ils ont choisi de ne pas faire partie officiellement de la société. Il n’y a pas lieu d’expulser un individu non hostile. Je créerais donc un statut spécial, celui de commensal, pour désigner un non-membre qui résiderait tout de même sur le territoire desservi par la société.

La situation du commensal ne doit pas en être une d’ostracisation. Il doit pouvoir jouir de sa liberté, bénéficier d’une certaine protection. Le but est qu’il veuille éventuellement signer le contrat social mais pas qu’il y soit contraint, sinon tout ceci perd son sens. Il faut qu’il y ait des avantages positifs à officiellement faire partie de la société, plutôt que des sanctions à ne pas en faire partie. On ne le punit pas de ne pas vouloir participer, on le récompense s’il accepte de le faire. Les droits du commensal découlent aussi de la fonction altruiste de l’État. On accepte et l’on défend l’idée que certains individus n’ayant pas de pouvoir politique — les enfants, les animaux, les étrangers — ont tout de même des droits. Ce sont, plus souvent qu’autrement, des droits négatifs. C’est-à-dire qu’on ne peut le tuer, le blesser, le voler, etc. Également, on ne peut pas non plus le laisser mourir d’un accident par exemple. D’où la nécessité de le soigner s’il se présente à l’urgence…

Mais à quoi ça servirait alors de signer le contrat social? Pourquoi je paierais de l’impôt comme un imbécile si tous les services sont offerts gratuitement à tous ceux qui le demandent? Voici certains droits qui demeureraient le privilège des membres:

  • voter ou se présenter comme candidat à une élection,
  • signer un contrat (bail, contrat de travail, prêt bancaire, etc.) dont la valeur sera reconnue et défendue par la société (et, par extension, avoir toutes ses transactions couvertes par la protection du consommateur),
  • être propriétaire d’un bien répertorié (donc on exclut les vêtements que la personne porte, mais on inclut une maison, ou une voiture avec une immatriculation locale),
  • créer une institution (entreprise, religion, couple) dont l’identité fiscale distincte sera reconnue par la société,
  • utiliser les services de la plateforme en ligne de la société (qui comprend un module pour gérer son argent, faire ses impôts, un pour trouver du travail, pour se trouver un logement, pour vendre des produits en ligne, etc.),
  • bénéficier du prix membre (qui, parfois, est la gratuité) plutôt que du prix client (qui peut aussi impliquer un service réduit ou un accès au service moins prioritaire) pour l’utilisation des services offerts par la société,
  • recevoir de l’aide sociale ou d’autres subventions.


Bref, une personne pourrait travailler au noir pour une entreprise non enregistrée, avec de l’argent ne transitant pas par le système de monnaie numérique (sujet d’un futur billet), louer sans bail un appartement sans adresse, conduire une voiture immatriculée ailleurs… en d’autres termes, elle pourrait vivre intégralement dans la clandestinité, hors du système, sans que cela ne contrevienne à la loi. Ce serait tyrannique de l’obliger à faire partie du système. Sauf que si son employeur la congédie ou que son propriétaire l’expulse, elle n’aurait pas de recours puisqu’aucun des engagements qu’on a pris envers elle n’est enregistré et reconnu.

Ces non-membres ne seraient pas nécessairement «inexistants» pour la Société, certains pourraient être répertoriés et leurs activités être connues. On peut — comme on le ferait pour un animal sauvage ou un élément naturel — tenir compte de leur existence, monitorer leurs activités et intervenir coercitivement envers l’un d’entre eux s’il s’avère dangereux pour autrui.

Ultimement, le simple fait que le droit de vote s’acquiert via l’adhésion pourrait être en soi un incitatif suffisant à la signature du contrat social. À la fois parce que voter permet de manifester son mécontentement, mais aussi parce que les élus vont peut-être moins se soucier des intérêts des non-membres si ceux-ci ne leur donne aucun capital politique.

D'autoriser les gens à vivre en «état de nature» assure que la société doive constamment s’avérer utile pour l’individu. Il doit y avoir une plus-value au fait de signer le contrat social et d’enregistrer son entreprise. Par contre, pour ne pas que seuls les nécessiteux s’y joignent et que les prospères s’y soustraient, il faut aussi rapatrier tous les pouvoirs symboliques de ceux-ci — dont l’argent, les contrats et la propriété — afin qu’ils ne puissent pas ne prendre que les bons côtés. Autrement le système sera parasité. C’est donc légitime que l’adhésion vienne comme un package, avec ses bons et mauvais côté, la protection des contrats et le droit de vote en échange de payer ses impôts.

Déterritorialiser l'État

Un État se définit par la présence d’une population, d’un gouvernement et d’un territoire. Je vous ai entretenu précédemment de la nécessité pour une société démocratique de ne plus avoir recours au droit du sol ou du sang pour définir qui en est membre. Poussant ma pensée jusqu’au bout, c’est le concept même de territoire qui doit être abandonné par l’État… ce qui, par définition, n’en ferait plus un État. 

Un pays qui déciderait d’adopter mon paradigme politique commencerait par créer une société d’État, dont l’administrateur devrait être élu démocratiquement, et à laquelle il déléguerait l’ensemble de sa fonction «fournisseur de services». Cette Société serait divisée en différentes filiales, chacune affectée à un service spécifique, et elles-mêmes séparées en plusieurs succursales devant desservir un territoire spécifique.

L’État lui-même ne conserverait que les pouvoirs symboliques et s’occuperait des relations internationales, des douanes, des passeports et de l’armée. Il continuerait d’exister tant que le reste de la planète vivrait sous l’ancien paradigme, ayant principalement pour but de protéger nos membres contre les chefs des États-nations (évitant qu'ils ne nous voient comme une terra nullius à conquérir) en attendant une éventuelle transition globale vers un monde post-État et post-nation. L'individu n'aurait plus à interagir directement avec l'État, et passerait par la Société même pour ce qui est directement sous la juridiction de l'État. Par exemple, c'est à la Société qu'on ferait notre demande de passeport, qui l'acheminerait à l'État ensuite, et on ne paierait de cotisations (d'impôts) qu'à la Société, qui en utiliserait une petite partie pour financer l'État. Pour alléger les choses, certains postes dans l'État pourraient être automatiquement affectés à celui ou celle qui occupe un poste analogue dans la Société et inversement.

L’aspect identitaire, lui, serait relégué à la sphère informelle, comme la religion. Et, comme la religion, on en limiterait l’influence, tout en protégeant le droit des gens à l'exprimer et à la célébrer.

En somme, on aurait par exemple:

  • L’État québécois (ou, plutôt, l'État canadien dont sa province de Québec),
  • La nation québécoise (ethnie, identité commune, culture),
  • La Société québécoise (fournisseur de service),


Les trois instances se doteraient chacune de symboles, d’attributs, d’une terminologie et de fêtes distinctes, mais parents, pour qu’on les dissocie de plus en plus dans l’imaginaire. Par exemple, le fleurdelisé pourrait être le symbole de la province de Québec, le drapeau des Patriotes serait le symbole de la nation québécoise et un nouveau logo (sans doute en fleur-de-lys) serait inventé pour la Société québécoise. Être citoyen de l’État, être membre de la Société et faire partie de la nation seront trois choses pouvant se chevaucher mais pas systématiquement.

Donc, le concept de «territoire» appartient à l’État, à l’ancien paradigme. Notre société, dont le but est de fournir tous les services fondamentaux à ses membres, n’est plus assujettie à ce type de considération. Le territoire desservi par la Société est un concept différent du territoire possédé par l’État. Il en découle que:

  • Nous ne sommes pas tenu de desservir l’entièreté du territoire de l’État,
  • Nous pouvons desservir hors du territoire de l’État.


Si, donc, une importante communauté de membres réside dans une ville étrangère, il est plus pertinent d’y offrir les services sociétaux que dans un coin perdu de la toundra où personne ne vît. Un membre qui s’adonnerait à vivre dans une région mal ou non desservie — que ce soit parce qu’elle est sous-peuplée ou parce qu’elle est hors du territoire de l’État — pourra s’en plaindre à l’administration de la société. Par la suite, selon ce qui est le plus simple à accomplir, on pourra choisir soit d’implanter des points de service à proximité, soit d’aider cette personne à déménager à l’intérieur du territoire desservi. Ainsi, la relocalisation d’une communauté éloignée ou sur une terre sujette aux catastrophes naturelles se fait au nom du même principe que l’immigration. Pour installer les membres de façon à ce que l’on puisse plus aisément les servir.

Bien que le territoire en soi ne serait pas reconnu comme «appartenant» à la société, l’aménagement d’un espace public (rues, trottoirs, parcs, etc.) ferait quand même partie de sa juridiction et il pourra y avoir des conditions à utiliser cet espace public. Au nom de ce principe peuvent exister des lois sur l’affichage, un code de la route, un code du bâtiment, voire des lois sur la pudeur ou sur les mœurs. En fait, presque toutes les lois auxquelles nous pouvons penser ne seront plus que des conditions d’utilisation de l’espace public, sinon d'un autre service public. Le corollaire est que dans les zones non aménagées, comme au milieu de la toundra, ce type de loi ne s’applique plus. Donc je peux y poser une énorme pancarte en anglais au contenu trompeur, conduire sans permis et à pleine vitesse un véhicule sans immatriculation, avoir une arme à feu dans les mains et me promener tout nu, sans rien faire d’illégal. On distinguerait, dans l’espace public, un espace circulatoire (la rue, le trottoir) et un espace visuel (normalement, jusqu’à la façade des bâtiments, tout ce qui est à portée de vue quand on se trouve dans l’espace circulatoire), le second étant un endroit où l’on ne peut circuler mais qu’on a le droit de regarder et, donc, est soumis à des réglementations en ce sens (affichage, pudeur).

Bref, l’idée ici est surtout un changement de paradigme, une inversion de rapport entre le haut et le bas. On passe d’un mode où une élite politique possède la terre (voire possède la population) et y autorise certaines libertés, à une terre libre sur laquelle une instance appartenant à la population y offre ses services. Mais si les principes sont différents, dans les faits, la situation pratique ne change pas beaucoup. Elle ouvrirait cependant la porte à des changements futurs et limiterait les dérives tyranniques inhérentes au système actuel.

mardi 25 juin 2019

Du contrat social

Il y a quelque chose d’intrinsèquement tyrannique dans le fait d’imposer à un individu d’être le membre d’une société, le citoyen d’un pays et le sujet d’une monarchie, sans qu’il n’ait eu de mot à dire là-dessus. Quand je vois comment l’on fonctionne encore de nos jours, adoptant soit le droit du sol soit celui du sang, pour déterminer l’allégeance forcée d’un nouveau-né à un État, je ne peux m’empêcher de trouver ça parfaitement absurde. À mon sens, la seule manière légitime de définir si un individu appartient ou non à un groupe serait via son adhésion volontaire à celui-ci. D’où la nécessité d’adopter un contrat social. Et ici je parle d’un vrai contrat, pas une entente tacite entre les gouvernants et les gouvernés; il faut qu’il y ait réellement un document qu’un individu nouvellement adulte ou nouvellement arrivé devrait signer pour faire officiellement partie de la société.

Afin d’être légitime et pas une sorte de tyrannie volontaire, ce contrat devra être aussi parcimonieux que possible, ne pas interférer dans la vie des gens plus que nécessaire pour assurer le vivre-ensemble et le bien-être collectif. Ainsi, dans ce contrat, le nouveau membre s’engagerait à respecter les lois, et c’est pas mal ça. La société, en contrepartie, s’engagerait à s’assurer que les services essentiels lui soient accessibles et à protéger ses intérêts. Cette adhésion doit se faire avec, disons, un niveau minimal, voire inexistant, «d’allégeance». On peut avoir les valeurs que l’on veut, être anarchiste même, sans problème. Le patriotisme et le nationalisme sont des croyances légitimes, bien sûr, mais ni plus ni moins que des croyances religieuses et n’ont donc pas à être forcées ou encouragées. Tout ce qu’on demanderait, ce serait juste un engagement à respecter les intérêts d’autrui et à accomplir nos responsabilités de membre. On a aussi le droit de ne pas être d’accord avec l’intégralité du contrat, le droit de vouloir militer pour que son contenu soit modifié, mais l’on s’engage à ne pas avoir recours à des moyens violents pour arriver à cette fin. On ne demanderait pas de réciter un serment à une reine-papesse trônant outremer, d’entonner un hymne militaro-religieux à la nation, ou de mémoriser les dates exactes de traités coloniaux d’il y a deux siècles, il n’y aurait qu’un simple contrat à signer.

D’oublier le droit du sol ou du sang, et de passer d’une autorité tyrannique à un groupe d’intérêts auquel on adhère volontairement, a des répercussions idéologiques et pratiques, et requiert une certaine refonte terminologique des attributs de l’État (dont le mot «État» lui-même). Par exemple, le gouvernement ne serait plus un gouvernement mais une administration, on abandonne le concept de citoyen et l’on parle plutôt de membre, nous n’avons plus un territoire nationale mais un territoire desservi (j’y reviendrai dans un prochain billet), les lois deviennent des «conditions d’utilisation» (ça aussi, on en reparlera), et on abandonne à la fois le statut de nation et celui d’État pour se contenter du titre plus neutre de «société». Du même coup, on s’affranchit des traditions, laissant aux gens la liberté de croire ou de ne pas croire, de pratiquer ou de ne pas pratiquer les différentes coutumes historiquement présentes parmi les membres ou sur le territoire desservi. La société devient avant tout un fournisseur de services plutôt qu'une identité collective. Ce qui ne l'empêcherait pas de se désigner une langue commune dans laquelle elle offre ses services, ni de se faire mécène de l'art et de la culture de ses membres mais sans parti-pris, plus pour préserver et vitaliser la diversité artistique et le patrimoine culturel de l'humanité, que par attachement envers un agencement spécifique de coutumes.

Évidemment, cette position possède ses propres difficultés. Elle requiert que l’on se pose certaines questions, dont:

  • Que fait-on lorsqu’un individu qui est né sur le territoire desservi et dont les parents sont membres refuse d’adhérer au contrat social?
  • Que fait-on quand un individu qui ne réside pas sur le territoire desservi et qui n’a aucune parenté avec un membre demande d’adhérer au contrat social?
  • Que fait-on si un individu est jugé inapte à signer un contrat?


Pour le dernier point, je pense principalement aux enfants. Ici, comme ils ne peuvent consentir à un contrat, ils ne peuvent non plus être «citoyen» au même titre que les adultes. Ça semble drastique de refuser l’adhésion aux enfants, mais au fond la différence avec maintenant est surtout terminologique. Les mineurs n’ont déjà pas le droit de voter, donc même si on choisit de leur conférer malgré tout l’appellation de citoyen, ils n’en sont pas au même titre que leurs parents. Ici, on choisira plutôt de distinguer un membre (qui peut voter) d’un pupille (qui ne le peut pas). Le pupille peut soit être sous la tutel d’un ou de plusieurs membres (ses parents) ou directement de l’administration (un orphelin). Il bénéficie de tous les services mais avec certaines limites (vote, alcool, etc.). En adhérant au contrat social, ses parents ont reconnu les droits de l'enfant et ont donc accepté l'idée que la société peut intervenir et le leur en retirer la garde en cas de mauvais traitement ou d'incompétence parentale. Lorsqu’il est présumé avoir acquis les compétences requises (lorsqu’il atteint l’âge majeur), il peut postuler pour devenir pleinement membre (s’il n’a pas encore l’âge majeure, il peut demander à suivre une évaluation individuelle de ses compétences pour obtenir sa majorité avant dix-huit ans).

Mais comment juger si un postulant désirant signer le contrat social et devenir membre de la société «mérite» ou non de le faire? Si on abandonne les droits du sol et du sang pour les remplacer par l’adhésion volontaire, la conséquence est qu’un mineur atteignant la majorité et un immigrant passeraient tous deux par le même processus. Comme l’enfant, l’immigrant serait d’abord un pupille (pouvant avoir comme tuteur la personne qui le parraine). Et comme l’immigrant, le natif atteignant l’âge adulte doit postuler pour être membre, on analyse ensuite sa situation, puis on le convoque pour le «rituel» de signature du contrat social. Donc, au nom de quel principe n’importe quel natif serait automatiquement accepté mais qu’un qu’étranger aurait des chances d’être refusé? De la façon dont je vois ça, chaque demande d'adhésion doit mettre d’un côté de la balance les intérêts du postulant et de l’autre les intérêts des déjà-membres, puis évaluer à quel point cette nouvelle adhésion affecterait positivement ou négativement ceux-ci, versus l’impact d'un refus. On peut ainsi hiérarchiser les demandes (je détaillerai dans un futur billet) et prioriser les natifs puisqu’ils n’ont pas d’autres États pour s’occuper d’eux et qu’on aime mieux qu’ils fassent partie du système plutôt que de les voir vivre ici mais dans la clandestinité.

Et si un étranger décide de ne pas immigrer, de continuer de résider dans un pays lointain, mais qu’il demande quand même à être membre pour bénéficier de nos services? Puisque l’on ne reconnaît plus le droit du sol, serait-ce légitime? Oui. Mais on considère aussi comme facteur d’acceptation ou de refus la capacité de la société et de ce nouveau membre à remplir leurs obligations mutuelles l’un envers l’autre. Ainsi, de résider et de travailler hors du territoire desservi, pourrait à la fois représenter un obstacle pour l’État de nous offrir ses services, mais aussi de lui permettre de s’assurer que nous-mêmes remplissions bien nos obligations (tels que de payer nos impôts). Par contre, nos services qui sont offerts en ligne sont accessibles partout, et nos services physiquement localisés peuvent desservir en partie les régions frontalières (certains sont offerts aux non-membres mais avec un «prix client», comme l'hydroélectricité par exemple). L’on pourra donc se mettre à accepter des membres dans les régions frontalières ou dans une éventuelle diaspora de membres au travers du monde. Il sera alors pertinent d’installer des points de services en dehors du pays dans les communautés où l’on retrouverait préalablement une forte concentration de membres ou d'usagers non membres, puis d’y accepter de nouveaux membres. Bref, un expansionnisme pourrait naître de la volonté des populations locales de faire partie de notre société. Toutefois, des contraintes diplomatiques avec les autres pays pourraient nous bloquer si ceux-ci nous perçoivent comme une nation étrangère qui les envahi. On ne veut pas déclencher de guerre. Mais puisqu'on ne se définit plus comme un État ou une nation, nous ne sommes pas en compétition avec les États-nations en terme d’allégeance. L'un pourrait donc à la fois être un citoyen américain et un membre québécois sans que cela ne soit contradictoire. Les autres pays pourraient nous percevoir comme une simple entreprise, une coop, plutôt qu'une entité de même nature qu'eux.

Et que fait-on quand on a un individu qui serait citoyen selon les droits du sol et du sang, mais qui choisit de ne pas l’être en vertu de notre nouveau principe de l’adhésion volontaire? Des mesures coercitives telles que la déportation, la non-reconnaissance de ses droits fondamentaux ou la prohibition de toute interaction économique avec lui auraient des conséquences si négatives sur sa vie que cela reviendrait pratiquement au même que de le forcer à signer le contrat, enlevant à celui-ci tout son sens. Et de l’autre côté, on ne veut pas non plus que l’individu en question ne fasse que profiter des bénéfices que lui procure le fait de vivre sur le territoire sans s’acquitter des obligations inhérentes à son adhésion à la société. Donc, il faut créer un statut social particulier pour ces gens que j’appelle des «commensaux», ceux qui vivraient parmi la société en choisissant de ne pas en être officiellement membres. De la façon dont je vois ça, la Terre appartient à tout le monde et l’abandon du droit du sol au profit de l’adhésion volontaire implique aussi forcément de déterritorisaliser la société. Celle-ci n’a pas nécessairement la légitimité d’expulser un individu non hostile du territoire desservi. Je discute plus amplement du statut des résidents non membres dans ma réflexion sur l'état de nature. En gros, tout ce qui relève des droits fondamentaux s’applique à tout le monde, tandis que certains services pourraient être les privilèges des membres ou être offert à un prix plus avantageux pour les membres que pour les «clients». Mais il est impératif de reconnaître et d’autoriser la possibilité pour un résident de ne pas signer le contrat social, sans le persécuter en retour, afin que de faire partie de la société demeure un choix libre. En attendant, nous sommes une tyrannie.

vendredi 24 mai 2019

Les croyances sexuelles

La vision traditionnelle des sexes est mises à mal de nos jours. Nous commençons à accepter l’idée que le genre est quelque chose de socialement construit, à le percevoir comme une catégorie plus fluide, moins binaire, et à accepter que l’un puisse se sentir d’un genre différent que celui que la société lui a assigné à sa naissance. C’est très bien. Mais comme toute idée nouvelle, cela apporte des débats parfois conflictuels avec les gens qui ne sont pas prêts à accepter ce nouveau paradigme et lui préfère le traditionnel «binarisme».

En fait, la divergence n’est pas non plus qu’entre la vieille mentalité et une nouvelle conception des choses parfaitement unifiée; même parmi ces idées nouvelles il y en a qui entrent en contradiction les unes avec les autres. Par exemple, l’un peut croire que l’identité sexuelle est quelque chose de bien ancrée dans la biologie, qu’un cerveau mâle est physiquement différent d’un cerveau femelle, mais accepter l’existence des transgenres en se disant qu’une mutation quelconque peut mettre parfois un cerveau femelle dans un corps mâle. À l’inverse, l’un pourrait voir les identités de genre comme une simple construction sociale, quelque chose qui est dans notre tête, et s’opposer à la reconnaissance des transgenres en lui préférant l’abolition des genres.

Bref, il y a des oppositions sur plusieurs axes:

  • les genres sont innés et biologiques ou socialement construits?
  • les genres sont étanches ou fluides?
  • les genres sont deux ou plusieurs?
  • peut-on être d’un genre différent de celui qu’on nous a assignés à la naissance ou pas?
  • notre sentiment d’autoidentification à un genre est-il quelque chose de viscéral et d’inaltérable ou peut-il être modifié?


Devant, donc, la potentielle diversité d’opinions en face de laquelle ces débats nous amènent, je me dis que, en tant que société, l’on devrait adopter une posture analogue à celle que l’on a – ou que l’on devrait avoir – avec la religion. C’est-à-dire, une position de neutralité. Être «laïc» sur la question et laisser les gens avoir l’opinion qu’ils veulent sur la question des genres. Ainsi, si l’un croit que je suis une femme mais que moi je crois que je suis un homme, l’on devrait être capable de coexister en dépit de cette divergence de croyance, de la même façon qu’on le fait lorsque moi je crois vénérer le bon culte mais que mon voisin croit que je suis damné.

Soit. Mais le concept de neutralité de l’État semble souvent être mal compris. Pour beaucoup de gens, c’est favoriser systématiquement le statu quo et empêcher l’expression des idées nouvelles. Ainsi, pour certains, il est laïc d’avoir un crucifix à l’Assemblée nationale mais ce ne serait plus neutre que de l’enlever. Ça semble absurde – et ça l’est! – mais ces gens sont mûs par une conception dualiste du monde (la même tendance qui les pousse à croire à la binarité des genres), dans laquelle ils forment un NOUS et le reste sont un EUX homogène. Ainsi, il y a pour eux la religion (la leur, la vraie) et l’antireligion (qui comprend toutes les autres religions ainsi que l’athéisme). Ainsi un recul de la religion est forcément une avancée de l’antireligion et inversement. Dans cette optique, le statu quo représente forcément la neutralité puisque tout changement, d’un côté comme de l’autre, est perçu comme favorable à la progression de ce côté. Mais la réalité, c’est qu’il y a plusieurs religions et plusieurs postures antireligieuses ou areligieuses, et que la réelle expression de la neutralité serait d’autoriser toute cette diversité de position, tout en évitant d’embarquer l’État dans ces débats, ce qui implique forcément de cesser de reconnaître tacitement la religion traditionnelle locale comme plus importante en lui donnant des passe-droit sur ce principe de neutralité.

Bref, faisons la même chose pour la question des identités de genre. Cessons de faire de la conception traditionnelle «binariste» la «religion officielle» et soyons «laïcs» sur cette question. C’est-à-dire, faisons en sorte que tout le monde soit libre de croire ce qu’il veut par rapport aux identités de genre, et n’intervenons que pour défendre les gens contre la discrimination ou les oppressions pouvant découler de ces croyances. On n’officialiserait donc pas nécessairement la non-binarité mais on cesserait de reconnaître le binarisme comme la croyance officielle. Ainsi, de même que les catholiques continuent d’avoir le droit de croire en leur religion, même si on a laïcisé les institutions, les binaristes doivent accepter que l’État se retire de cette juridiction et que, par conséquent, les pratiques et les lois qui découlaient directement de leur croyance soient invalidés.

Dans la pratique ça implique que les identités de genre – comme les identités religieuses – ne fassent plus partie de notre identité légale. Et que chacun puisse choisir le titre de civilité (monsieur, madame, autre) et le genre grammatical qu’il veut qu’on utilise avec lui. Ça semble aller directement à l’encontre de la binarité et de la fixité des genres, mais c’est tout simplement un retrait stratégique de l’État de trancher sur des questions qui ne sont pas de sa juridiction. L’individu exprime comment il s’identifie, l’État catalogue cette donnée pour ce qu’elle est: une autoidentification. La question philosophique de savoir ce que l’individu est «réellement» ne l’intéresse pas, on veut juste savoir si on écrit «monsieur» ou autre chose dans les messages qu’on lui adresse.

Ça veut aussi dire, donc, de lutter contre la transphobie, le sexisme ou tout autre discrimination basée sur l’identité de genre ou l’expression de genre. Encore une fois, cela ne veut pas dire que l’on reconnaît le genre comme quelque chose qui existe ni que l’on a une opinion officielle sur le fait qu’une personne trans est, ou non, du genre qu’elle dit être. On peut lutter contre le racisme sans croire à l’existence des races, et contre l’islamophobie sans croire à la révélation du Coran. En fait, comme j’ai déjà dit, plutôt que d’ajouter constamment des amendements à la loi contre la discrimination à chaque fois que les gens en inventent une nouvelle sorte, on devrait juste interdire de discriminer arbitrairement les gens.

Ça peut sembler difficile, autant pour les fervents adeptes du binarisme que pour ceux qui s’y opposent, de lâcher-prise sur l’idée que, non, vous ne réussirez pas à convaincre tout le monde de ce qui vous apparaît clairement comme un fait. Mais, quand on y pense, on agit de même avec la religion. On accepte l’idée que la majorité des gens croit à un mensonge (même pour les croyants, les autres croyances sont des mensonges) et on vit bien avec ça. Je peux pas croire qu’on peut pas faire de même avec nos points de vue sur les genres.

lundi 20 mai 2019

Pour une vraie laïcité

Voici ce qu’il aurait suffit de faire au lieu de la loi 21:

  1. Enlever toute reconnaissance légale spécifique au caractère religieux d’une organisation, d’une croyance, d’un symbole ou d’une pratique (sans nier que des pratiques, croyances, symboles ou organisations soient importantes aux yeux de certains citoyens), ce qui est la définition de la laïcité; 
  2. Redéfinir les codes vestimentaires des employés et cadres des services publics et parapublics pour leur accorder une plus grande souveraineté sur leur corps (qui s’adonnerait à permettre de porter des signes religieux mais vraiment pas juste ça) et modifier les normes du travail pour que les employeurs privés soient soumis à des limites similaires dans leur pouvoir d’uniformisation vestimentaire;
  3. Dans les serments que doivent prêter les représentants de l’autorité de l’État, ajouter une clause d’impartialité spirituelle (qu’aucun «fanatique ayant un agenda secret» ne pourrait réciter sans commettre un blasphème mais que tout croyant modéré et tout incroyant pourraient dire sans s’offusquer);
  4. Faire en sorte que l’école apprenne davantage aux enfants à développer leur pensée critique (afin qu’il soit plus ardu de les endoctriner pour les groupuscules de droite, qu’ils soient islamistes ou néonazis) et à remettre en question leurs propres croyances, et qu’elle leur apprenne également mieux le vivre-ensemble (de sorte qu’il n’y ait désormais plus de débats de société aussi intense pour un sujet aussi trivial) ainsi que les religions mais sous une perspective historique et anthropologique.


C’est tout.

Un serment de modération

Oui, mes concitoyens provinciaux sont encore en train de se déchirer à propos de la présence ô dérangeante de symboles religieux dans leur environnement visuel. D’un côté on a les régions qui voudraient tapisser la province de crucifix et expulser tous ceux qui ne vénèrent pas Jésus (ce qu’ils appellent «la laïcité»), même s’ils n’en ont eux-mêmes jamais à les côtoyer. Et de l’autre on a Montréal qui, habitué à la diversité, veut que les individus puissent s’habiller comme ils veulent, mais trouvent que ça serait peut-être une bonne idée d’arrêter d’accrocher des crucifix dans les lieux publics représentant l’autorité de l’État.

Je comprends l’idée derrière le compromis Bouchard-Taylor. On pense que certains fonctions, notamment celles qui représentent l’autorité de l’État, devrait être neutre, impartial. Mais d’enlever une pièce de vêtement changera-t-il réellement quelque chose à la ferveur religieuse d’un représentant de l’État? Si l’on pense au maire de Saguenay, il n’a pas besoin d’avoir une croix autour du cou pour être un intégriste religieux. Par ailleurs, comme j’ai déjà dit, je ne suis pas fan des codes vestimentaires et je trouve que la situation actuelle est le symptôme d’un nationalisme qui s’érige en religion et qui tente de repousser ses rivales… Bref je propose qu’au lieu de faire une fixation sur comment s’habille le monde, on focalise un peu plus notre attention sur l’ensemble des symptômes de religiosité extrême et qu’on slaque un peu sur l’idée de contrôler le linge.

Comme alternative, je propose qu’on intègre dans les serments ou contrats de travail que doivent réciter ou signer les représentants de l’autorité de l’État, des clauses pour nous assurer d’écarter les intégristes. Quelque chose comme :
« Je conçois que le mandat qui m’est confié ici m’a été donné par la population via la démocratie, et n’est pas l’oeuvre d’une entité surnaturelle qui m’aurait élu pour cette fonction, et que les buts de ce travail sont à l’intérieur de cette vie-ci et non pour une hypothétique vie future. J’accepte donc de remplir ce rôle sans que n’intervienne dans mes choix les croyances que j’ai ou que je n’ai pas à propos du surnaturel, de Dieu ou d'autres entités surhumaines, de la vie après la mort, de la cause première de l’univers, du sens de l'existence, de la morale ou des bonnes mœurs. Je jure de servir les citoyens de la même manière, quel que soient leurs croyances sur ces sujets. J’accepte que si je me rends coupable de discrimination ou que j'utilise la tribune officielle qui m’est confiée ici comme d’un outil de propagande, je puisse subir des sanctions professionnelles allant jusqu’au congédiement. »

Bref, intégrons réellement la laïcité dans l'État et rassurons la plèbe que, non, le gouvernement ne s’est pas fait infiltrer par des méchants extrémistes étrangers qui menacent nos précieuses habitudes.

Pourquoi être contre le voile?

Voici ce que je crois qui se passe.

Des gens, qui se considèrent eux-mêmes comme de bonnes personnes, éprouvent un espèce de sentiment de malaise en face d’une femme voilée ou d’un homme enturbanné. Sachant ne pas être racistes ni intolérants, puisqu’ils n’éprouvent rien de semblable devant un Noir ou un gay, ils rejettent la faute de leur inconfort sur la personne qui se vêt de la sorte… mais un petit doute persiste en eux. Et s’ils étaient vraiment intolérants? Et s’ils étaient de mauvaises personnes? Au malaise initial s’ajoute donc une remise en question de leur propre valeur morale, inconfort encore moins supportable. Conséquemment, pour ne plus avoir à subir ce sentiment désagréable, ils votent des lois pour les aider à avoir le moins possible à interagir avec des voilées et des enturbannés. Ils n’ont rien contre ces personnes elles-mêmes, aussitôt qu’elles enlèvent cette pièce de vêtement exotique, le malaise disparaît. Mais ensuite, pour justifier leur décision, ils utilisent des arguments factices et contradictoires, soit la laïcité ou la crainte de l’islamisation.

La solution n’est donc ni d’argumenter à propos de l’infondé de cette peur de l’islamisation ou à propos du fait que ce n’est pas vraiment ça la laïcité, puisque, de toute façon, ce n’est pas leur vrai mobile. Il n’aide pas non plus de confronter ces personnes en leur disant qu’elles sont racistes puisque, justement, tout ceci est un mécanisme pour fuir l’idée qu’elles seraient racistes. Le souligner ne fera que nourrir leur besoin de se débarrasser des voilées. Le vrai remède serait plutôt de rassurer ces gens quant au fait qu’elles sont de bonnes personnes*, en leur disant que c’est normal d’éprouver un petit malaise à interagir avec quelqu’un présentant un trait que l’on n’est pas habitué de voir, mais qu’éventuellement on finit par s’y accoutumer, et que le sentiment s’en va.

Malheureusement, la loi 21 — et les débats qui en résultent — ne font qu’alimenter le problème. Justifiant l’inconfort de ses partisans envers les minorités vestimentaires, et les campant dans leur position via la réaction de leurs détracteurs qui les traitent de racistes.

Personnellement, je trouve que là où ça va clairement trop loin, où ce n’est plus de la petite xénophobie de malaises mais de l’hostilité pure, c’est quand, par exemple, un habitant d’une région éloignée s’insurge que Montréal veuille être exempt de cette loi parce qu’elle y est difficilement applicable. Bref, lui n’aura jamais à interagir avec des voilées de toute façon, mais il tient tout de même à leur nuire. Là je pense que, oui, on ne peut plus nier qu’il s’agisse d’intolérance.

———
 * Je rappelle que je ne crois pas au concept de bonne ou de mauvaise personne, mais c’est malheureusement le paradigme ambiant,et la situation problématique décrite ici en est l’une des fâcheuses conséquences.

De l'islamophobie

De nos jours, on peut difficilement écrire le mot «islamophobie» sans qu’on nous reproche aussitôt de faire le procès des Québécois (et ce même si on est juste en train de dire que l’attentat de Christchurch est islamophobe). Un des arguments avancés par ceux qui voudraient faire disparaître le terme, et qui le qualifient souvent de mot inexistant, est que celui-ci pourrait être récupéré par des gens qui voudraient nous empêcher de critiquer l’islam en général ou une personne musulmane en particulier, en qualifiant d’islamophobe tout ce qui ne fait pas leur affaire. Un peu comme quand on qualifie d’antisémite toute critique des politiques de l’État d’Israël.

Personnellement, je n’ai jamais vu le terme utilisé en ce sens. Au contraire, j’ai beaucoup plus souvent lu de l’islamophobie pure. Mais peut-être faut-il clarifier le terme pour rassurer ceux qui ont peur de ne plus pouvoir dire qu’ils ne croient pas en la révélation de Mohammed sans se faire traiter de bigot. On peut, je pense, assez facilement faire la distinction entre :

  • Critiquer ou remettre en question les fondements scientifiques ou l’éthique d’une croyance ou d’une pratique religieuse,
  • Exprimer de l’hostilité ou de la méfiance à l’égard d’une minorité ethnique qui s’adonne à se définir par son étiquette religieuse.


Il me semble que c’est assez évident. Je pense que l’étymon-clé ici est «phobie». C’est une peur irrationnelle, paranoïaque, d’être d’abord envahi par des musulmans puis d’être forcés par ceux-ci à se convertir à l’islam. Ou plus simplement, la peur d’être tué par des musulmans lors d’un attentat terroriste. Les chiffres sont pourtant rassurants. Les musulmans ne forment qu’une infime minorité (3%) de la population, la majorité d’entre eux sont modérés dans leur croyance, et les projections estiment que leur nombre ne devrait jamais atteindre plus de 14% de la population. Et, statistiquement, si l’on vit en Amérique du Nord, on a beaucoup plus de chances de mourir dans un attentat terroriste commis par un nazi que par un musulman.

Je peux dire que je trouve l’islam absurde. Que l’existence de Dieu ou de la vie après la mort sont des vœux puérils. Que de penser qu’un être anthropomorphe qui aurait créé l’univers impose aux humains un régime et un code vestimentaire définit selon notre anatomie génitale m’apparaît complètement ridicule. Il n’y a rien d’islamophobe là-dedans, je ne fais qu’exprimer mes croyances. Je peux avoir un débat théologique avec un adulte à propos de nos valeurs ou de notre vision du monde, mais si je me réjouis de la mort d’un enfant dans un incendie ou dans un attentat, juste parce que l’enfant en question est élevé dans l’islam, là je suis islamophobe.

Vous voyez la nuance?

lundi 29 octobre 2018

De la discrimination systémique

Lorsque l’on a voulu faire au Québec une consultation sur discrimination systémique, les détracteurs de cette idée se sont rapidement insurgés arguant qu’il s’agissait là de «faire le procès des Québécois» et que c’était traiter les Québécois de racistes. Et souvent, du même souffle, ils disaient que le mot «systémique» ne voulait rien dire, que ce n’était du jargon d’intellectuel pompeux. Dommage, parce que s’ils avaient compris le sens de ce mot, ils se seraient probablement jetés sur cette idée…

Disons que l’on distingue ces trois formes de discrimination:
  • systémique
  • institutionnelle
  • personnelle

Ce que j’appelle la discrimination personnelle, c’est, comme le nom le dit, quand une personne spécifique est raciste, sexiste, homophobe ou intolérante de quelque chose d’autre. Ce genre de discrimination peut être basée sur n’importe quoi – l’origine ethnique, la main avec laquelle on écrit ou le signe astrologique – et peut aller dans n’importe quelle direction – l’un peut être intolérant envers les hommes blancs hétérosexuels – puisqu’elle est, justement, personnelle. Toute forme de préjugés, de haine ou d’intolérance dont fait preuve un individu à l’égard de ceux qu’il classe personnellement dans une telle catégorie est une discrimination personnelle. Si l’on faisait une consultation publique sur ce genre de discrimination, peut-être pourrait-on parler de «procès des Québécois».

La discrimination institutionnelle, c’est quand la loi elle-même est explicitement discriminatoire. Quand les Noirs, les femmes et les Autochtones n’ont pas le droit de voter ou d’être rémunérés par exemple. Ou, si l’on veut ratisser plus large, ce peut être à chaque fois que la loi considère différemment les individus selon la catégorie dans laquelle elle les classe, voire quand la loi catégorise les individus même si elle les traite indistinctement par la suite. Pour moi, il y a encore du chemin à faire à ce niveau. Tant qu’il y aura une loi sur les Indiens et que mon sexe assigné apparaîtra sur mon permis de conduire, la loi sera discriminatoire, mais c’est déjà beaucoup mieux qu’autrefois. Même que souvent, la loi fait de la discrimination positive pour tenter de balancer la discrimination systémique...

Mais c’est quoi au juste la discrimination systémique? C’est l’ensemble des facteurs qui font que les personnes classées dans des groupes historiquement opprimés sont encore aujourd’hui dans une position défavorable en comparaison avec celles qui sont dans les groupes historiquement dominants. Pourquoi le salaire moyen des femmes est encore en-dessous de celui des hommes? Pourquoi les personnes racisées sont surreprésentées dans les prisons? Comment expliquer ces données factuelles si, justement, ni les gens ni la loi ne sont discriminatoires? Parce que c’est LE SYSTÈME qui est discriminatoire! Et c’est ça le merveilleux de la chose. Dire qu’il y a discrimination systémique, ce n’est pas faire le procès des Québécois, c’est l’inverse! C’est leur enlever la faute pour la mettre sur celle «du système». C’est pourquoi je me dis que si tous ces gens qui avaient peur de la consultation sur la discrimination systémique s’étaient seulement donné la peine de comprendre ce que ça veut dire, ils se seraient volontiers ralliés à cette idée.

jeudi 17 août 2017

Déconstruire les catégories

Je regardais une conversation sur facebook. Je pense que c’est partie d’un article à propos de la demisexualité, c’est-à-dire le fait pour une personne de ne pas être asexuelle mais de ne ressentir le désir que pour quelqu’un avec qui elle a développée une très forte relation émotionnelle. Bref, quelqu’un qui n’a pas autant de libido qu’une personne moyenne mais n’est pas non plus asexuelle. Les réactions dans les commentaires à cet article tournait autour de:
«Mais on est-tu vraiment obligé de donner un nom spécifique à ça? D'étiqueter les gens selon les moindres nuances de leurs préférences sexuelles?»
En fait, je suis d’accord avec cet objection. L’affaire, c’est que je ne la vois pas vraiment comme une objection…

Mais avant de vous expliquer ça en détails, je voulais juste expliciter l’autre opinion car elle est loin de m’apparaître stupide. L’idée c’est qu’en ayant justement une étiquette pour se désigner soi-même d’une manière qui nous semble plus approprié que l’étiquette qu’on nous imposait jusque là, on se sent moins anormal et c’est l’fun, d’où la nécessité de multiplier les étiquettes. Je suis d’accord avec ça! Et c’est justement là que je voulais en venir parce que ces deux opinions ne sont pas des contraires pour moi. 

J’ai fait un dessin pour expliciter mon propos:


Mon idée c’est que le but ultime est bel et bien l’abolition de ce genre d’étiquette réducteur, mais que la multiplication continuelle de ces catégories est le chemin nécessaire vers cette déconstruction.

Par exemple, avant on avait les hommes et les femmes. Être aux femmes faisait alors partie de la définition d’être un homme. On a ensuite inclut les orientations sexuelles dans nos catégories, puis on a dit que certains pouvaient avoir les deux orientations, ou aucune, que certains pouvaient se sentir de l’autre sexe, etc. Et, comme on était habitué d’avoir des identités sexuelles, plutôt que d’abolir notre système binaire initial, on lui a ajouté de nouvelles identités pour toute ces variations.

Ainsi, plutôt que de se sentir une marginalité, voire une anomalie, au sein d’un grand groupe, l’un peut se voir comme la norme d’un plus petit groupe. Éventuellement, cette idée de groupes et, surtout, de normalité, devra être abandonnée. Quand on arrivera au point où chacun sera l’unique représentant de sa propre catégorie, on pourra juste renoncer à l’idée de tout classer comme ça.

La pente glissante c’est que, inconsciemment, en tentant de procéder à une réelle déconstruction des catégories, on ne fasse que toutes les fusionner en une unique supercatégorie. Cette manoeuvre serait alors pratiquement un retour au point de départ. C’est-à-dire que les marginalités au sein de cette catégorie perdraient de leur poids, et que les nouveautés redeviendraient des aberrations. Bref, on retomberait dans une dualité simpliste entre le normal et l’anormal.

La déconstruction ultime se doit donc d’affermir ses principes solidement. On doit réellement être rendu à un stade où le système de classement est si complexe qu’il devient plus simple de prendre pour acquis que chacun est unique plutôt que demander à quelqu’un son étiquette. Donc, de multiplier les catégories et les axes sur lesquels on peut avoir des catégories, est le bon chemin.. En attendant, on peut commencer par abolir les catégories de ce genre dans nos documents officiels par exemple, mais continuer d’accepter que tant que les gens s’obstinent à nous classer dans leurs grosses catégories qui ne nous ressemblent pas, le mieux à faire est de leur opposer nos petites catégories marginales.

vendredi 23 juin 2017

Le fardeau de l’homme blanc

Petite histoire:
Un jeune roi vivait dans un château. Il avait de beaux vêtements, mangeaient de somptueux repas, dormait dans un immense lit, et des dizaines de serviteurs étaient à sa disposition. Mais il était malheureux. Il aurait aimé devenir troubadour, partir en voyage et chanter des chansons dans toutes les auberges du monde. Il aurait voulu pouvoir se marier par amour plutôt que d’épouser la princesse du royaume voisin. Souvent, il enviait les paysans, se disant qu’ils étaient chanceux de pouvoir faire ce qu’ils voulaient de leur vie. Ils trouvaient aussi ses vêtements royaux trop chauds, et aurait voulu se promener torse nu comme les paysans. 


Dans cette histoire, on a quand même un peu de difficultés à avoir pitié du roi. On comprend que c’est plate et que ses revendications sont légitimes, il devrait pouvoir avoir le métier qu’il veut et ne pas être marié de force à une inconnue, mais ça reste quand même un roi. Les paysans troqueraient volontier leur vie miséreuse pour sa condition. Ce que je voulais montrer ici c’est qu’il y a toujours des désavantages à être privilégié. Un système d’oppression n’est pas toujours tout rose pour ceux qui se retrouvent en haut, même s’ils sont indubitablement en meilleur posture que les opprimés.

Le principal désavantage d’être dans la classe des dominants c’est que vos pairs et vous ne formerez pas un groupe solidaire, uni dans leur empire du mal, qui opprime collectivement les inférieurs mais en partage les bénéfices entre eux de façon juste et égalitaire. Oh non. Tant que les inférieurs restent à leur place, les dominants sont perpétuellement dans une compétition féroce et malsaine pour savoir qui est le plus dominant, le mâle alpha, le roi des rois, chacun luttant au détriment de tous les autres pour s’élever au sein de cette infâme hiérarchie. Et, les critères pour établir le rang de chacun seront généralement basées sur qui répond le mieux aux attributs qui définissent le groupe. Quel homme est le plus viril? Quel riche a le plus d’argent? Quel noble a le plus de sang bleu?

Et cet état de fait aura aussi un impact sur la façon dont seront traités les groupes opprimés par la classe dirigeante. Selon le contexte et l’époque, on encouragera soit de se montrer impitoyable envers les opprimés – et le contraire serait alors qualifié de faiblesse, de sensiblerie ou d’être soi-même secrètement un membre de ce groupe – soit, à l’inverse, d’être bon envers ces misérables inférieurs, d’être supérieur mais sans se montrer tyrannique, par exemple la galanterie pour les hommes et la philanthropie pour les riches. Mais dans les deux cas, ce sera toujours pour affermir sa position et jamais pour être plus égalitaire. Car cette course à la chefferie se fait toujours au détriment des classes inférieurs.

Ainsi, si l’on s’attend à ce qu’un riche donne à la charité, il doit faire cela en ayant les moyens de continuer de mener sa vie d’opulences et d’excès. De donner aux pauvres n’est qu’une façon de plus d’étaler sa richesse; on ne respectera pas un riche qui a une voiture modeste ou qui ne peut aller au golf parce qu’il a trop dépensé dans les œuvres de charité. Même chose pour la virilité, même si c’est un peu plus subtil. On tolérera d’un homme hétérosexuel qu’il assume des aspects de lui qui sont traditionnellement associés à l’homosexualité ou à la féminité, mais seulement sous le motif qu’il est «tellement confiant d’être hétéro» ou qu’il a un tel succès avec les femmes, qu’il peut se le permettre.

Dans certains contexte, les dominants vont dénoncer les écarts de leurs pairs afin de s’élever au-dessus d’eux, mais dans d’autres, lorsqu’ils sentent que ces comportements compromettent le statut de leur caste en général, ils vont plutôt forcer ces déviants à revenir dans le droit chemin ou les condamner à mort pour abomination. En fait, si l'on se réjouit lorsque nos pairs échouent cette course à la dominance, on sera très agressif envers ceux qui semblent juste ne pas vouloir y participer. Ça survient surtout si c’est un groupe dans lequel on naît. Ces gens qui, par leur seule existence, floutent la frontière entre l’élite et les inférieurs, ou relativisent l'importance de cette course au prestige, trahissent leurs pairs et remettent en cause la légitimité de leur pouvoir, doivent être éliminés. Ainsi, les dominants doivent bien souvent se surveiller.

Souvent aussi, leur état de créature sacrée les empêchera de s'adonner à certaines activités indignes de leur condition ou qui seraient vues comme une profanation d'eux-mêmes. Ainsi, si l'on hésite pas à euthanasier un vieil animal souffrant lorsqu'on ne peut plus le sauver, en arguant très justement que c'est la chose humaine à faire, on ne laissera pas un humain dans la même situation s'en aller dans la dignité; il devra endurer une lente agonie au nom du caractère sacré de la vie humaine.

Autre inconvénient : au niveau historique. On dit souvent que l’histoire est écrite par les vainqueurs. Ainsi, les groupes historiquement opprimés sont sous-représentés parmi les personnalités historiques connues, c’est un fait. Le palmarès des plus grands êtres humains de l’Histoire est un boysclub très sélect et très pâle. Mais, quand on y pense, ce n’est pas juste avantageux. De nos jours, on est plus sensible à l’oppression et à son histoire, et on raconte le passé en conséquence. Ainsi, d’être un homme blanc hétéro cisgenre anglophone c’est être, historiquement, dans l’équipe des méchants. C’est d’être un méchant par essence. Ce n’est pas une image positive, agréable, à laquelle être associé. Ce n’est pas une belle expérience que de grandir en se faisant faire sentir coupable d’être né.

Dans le même ordre d’idées, je trouve dommage que le mot «féministe» soit positif et «masculiniste» négatif. Que ce dernier se soit associé à une lutte pour restaurer les privilèges masculins et vaincre un matriarcat imaginaire. J’aurais aimé que les deux mots signifient la même chose mais sous une perspective différente. Que le masculinisme ait pour but d’abolir le patriarcat afin que les hommes cessent de vivre sous le fardeau de tout ce qu’on exige de ceux qui sont nés dans le groupe dominant.

Car ce que ces masculinistes n’ont pas compris, c’est la même chose que ce qui échappe aussi au roi de mon histoire. Les désavantages dont ils sont victimes ne sont pas le fruit d’un système qui est bâti contre eux, mais d’un système qui est construit pour eux. Ces inconvénients ne sont que le revers naturel des privilèges dont ils bénéficient malgré eux. Ils ne sont pas le fruit du féminisme mais du patriarcat. La meilleure façon de s’en émanciper est donc de s’allier à la cause pour l’égalité et la déconstruction des catégories. On cessera d’exiger des hommes qu’ils soient «hommes» lorsque ce ne sera plus perçu comme un défaut que d’être une femme, et encore plus lorsque ce ne sera plus important d’être homme ou femme.

Alors, oui, dans un contexte où l’on dénonce de plus en plus les injustices que subissent les groupes opprimés, ce peut être frustrant de sentir que l’on minimise l’importance des désagréments qu’il y a à faire partie du groupe des dominants, mais c’est un faux dilemme puisque les deux découlent du même système.

samedi 29 octobre 2016

Procès animalier

On en a suffisamment entendu parler, je vous l’accorde. Mais je voulais profiter du fait que le sujet commence à s’épuiser pour vous exprimer mon opinion sur la situation des pitbulls. Je m’excuse d’avance pour ceux qui sont tannés. J’ai d’autres billets peut-être plus intéressants qui s’en viennent. On va dire que j’ai attendu à la toute fin pour discuter de cette opinion justement parce que je voulais être certain d’avoir bien entendu tous les points de vue. Afin d’y voir plus clair, décortiquons un peu la problématique. Différents droits y sont impliqués:
  • La sécurité des gens;
  • Le désir de choisir un pitbull comme animal de compagnie (plutôt qu’une autre sorte de chien);
  • Le droit d’aimer et de vouloir conserver un animal de compagnie qu’on a déjà (et qui s’adonne à être pitbull);
  • Les droits des pitbulls eux-mêmes (d’être vivant, de se promener dehors, de ne pas être muselé, etc.);
  • Le désir de préserver la souche pitbull pour des raisons patrimoniales ou écologiques.

Lorsqu’il est question des droits des animaux, puisque c’est un sujet sur lequel nous ne sommes tous malheureusement pas encore d’accord, je dis souvent que l’on pourrait au moins reconnaître les droits des humains par rapport à ça. Dans ce cas-ci par exemple, on peut reconnaître que certaines personnes aiment leurs animaux de compagnie et qu’ils sont importants pour eux. On peut aussi reconnaître que certains veulent vraiment se doter d’un pitbull. Donc, si on se contente de mettre dans les balances ces deux droits là, versus le droit du reste des gens d’être protégés contre un animal présumément dangereux…

Mais avant de poursuivre, je me dois de faire une digression par rapport à la dangerosité des pitbulls. Les informations qui nous ont été fournies à ce propos sont-elles réellement suffisantes et fiables? Les données disent-elles ce qu’on prétend leur faire dire? Des facteurs comme, par exemple, le fait que ce type de chiens est plus souvent choisi par certains types de personnes qui sont elles-mêmes plus enclines à le maltraiter ou l’entraîner comme chien de garde ou de combat, influencent-ils l’agressivité du chien davantage que ses prédispositions biologiques? Les médias, lorsqu’ils choisissent de documenter une attaque de chien, le font-ils plus souvent lorsque le chien est un pitbull? Et, ne nomment-ils la race du chien que s’il s’adonne à être pitbull? Ont-ils tendance à qualifier un chien de pitbull alors qu'il ne l'est pas? Existe-t-il des études sérieuses sur le sujet? Les utilise-t-on? Les questions de ce genre n’ont, à ma connaissance, pas obtenu les réponses qu’elles méritaient.

Certains s’offusquent lorsque l’on compare cette situation à du racisme, arguant que c’est un terme qui ne peut s’appliquer qu’aux humains et qu’il est offensant ou absurde de l’utiliser pour une situation impliquant des animaux. Et pourtant, l’analogie me semble tout à fait valide (mais c’est probablement parce que je ne crois pas que les humains soient magiques). Nous sommes devant un cas où des gens manifestent de la peur et de la haine envers les membres d’un groupe construit à partir d’une corrélation entre des caractères visibles, des caractères comportementaux et une origine biologique… C’est pratiquement la définition même du racisme. Maintenant, le racisme envers une race de chiens est-il scientifiquement plus valide que celui envers un groupe d’humains? C’est fort possible. C’est-à-dire que, considérant la genèse des races de chiens, les corrélations ainsi présumées risquent d’être plus fortes… mais le raisonnement n’en demeure pas moins fallacieux, et les données scientifiques demeurent lacunaires. Comme j’ai dit, il faudra répondre à certaines questions factuelles avant d’affirmer ce genre de choses. Mais le fait est que, dans sa forme, le raisonnement est exactement le même que celui du racisme envers un groupe humain. Donc la comparaison est loin d’être farfelue.

Donc, supposons -- pour l’exercice de réflexion -- qu’il existe un animal vraiment dangereux dont beaucoup de gens aimeraient faire leur animal de compagnie, que fait-on? Si l’on fait abstraction des droits animaux eux-mêmes et que l’on focalise sur les humains, je dirais que la situation est analogue à celle de quelqu’un qui voudrait porter un kirpan ou avoir une arme à feu chez lui: il nous faut trouver un accommodement raisonnable. Donc les restrictions sur la longueur de la laisse ou le muselage entrent dans cette catégories de mesures: Elles permettent de trouver un compromis pour que l’un puisse avoir ce qu’il veut sans compromettre la sécurité d’autrui.

Mais une différence majeure entre un fusil d’épaule ou un couteau sacré et un animal est que ce dernier est un être sentient. Il a lui-même des besoins qu’il faut inclure dans l’équation avec les besoins de l’humain de l’avoir pour compagnon ou de s’en protéger. Ainsi, si les mesures requises pour éviter que l’animal ne soit dangereux, font en sorte que ce dernier ait alors une qualité de vie inférieure à celle qu’il aurait eu si on l’avait laissé à sa situation initiale (par exemple, s’il s’agit d’un animal exotique, on peut comparer sa vie dans son habitat naturel à celle dans un vivarium) on peut calculer que la chose éthique à faire serait de ne tout simplement pas en faire un animal de compagnie. Et, étant donné que l’on fait une généralité, il faut nous demander aussi si le préjudice qu’il subit en étant présumé dangereux est supérieur à celui subi par les victimes potentielles de sa dangerosité en rapport avec le niveau de probabilité qu’il soit effectivement dangereux, et si l’on ne pourrait pas évaluer individuellement son indice de dangerosité. Bref, si les pitbulls qui attaquent ne représentent qu’une infime minorité des pitbulls et qu’un pitbull spécifique a été évalué par un éthologue comme étant à faible risque d’avoir un comportement dangereux, il n’y a pas lieu de le museler.

Il existe une autre nuance que j’aimerais faire. Si l’on se doit effectivement de ne pas porter préjudice aux êtres sentients qui existent dans le moment présent, nous ne sommes pas tenus de faire naître ceux qui pourraient naître dans un instant futur. Donc si, par exemple, on découvrait que telle souche d’animal de compagnie est effectivement dangereuse, la chose éthique à faire, d’après moi, serait de continuer de bien traiter les individus vivants mais d’empêcher de nouveaux individus d’arriver à l’existence (en stérilisant tous les membres du groupe). Et attention, des mesures prises qui se voulaient aller dans ce sens négligeaient de considérer leurs propres répercussions sur les vivants. Par exemple, d’autoriser ceux qui ont un pitbull à garder leur animal mais d’interdire à quiconque d’en adopter un nouveau n’aura pas d’impact que sur les futurs individus à naître. Les vivants qui se trouvent en ce moment dans des refuges ou chez des éleveurs sont condamnés à mort.

En éthique animale cette idée est appelée l’extinctionnisme. La position selon laquelle la chose éthique à faire avec les animaux d’élevage (et, pour certains, avec tous les animaux) serait d’offrir une belle vie à ceux déjà en vie, mais de mener progressivement ces espèces à l’extinction via une stérilisation systématique. On pourrait arguer que, pour des raisons écologiques ou au nom du patrimoine biologique de la Terre, ce ne serait pas correct, mais ce serait faire fi de l’origine réelle de tous nos animaux d’élevage. Que ce soit les races de chiens, de vaches, de poules ou de porcs, ce sont toutes des créations artificielles. Des créatures forgées par des millénaires de croisements sélectifs jusqu’à ce que l’on obtienne des individus déformés pour mieux répondre à nos besoins mais incapables de survivre par eux-mêmes. Toutes les races de chiens, que ce soit le pitbull, le St-Bernard ou le chihuahua, sont des loups gris qui ont été altérés pour nos désirs esthétiques. Nous n’avons pas pour devoir écologique de préserver ces formes aberrantes. Donc, je ne vois rien de mal à ce que l’on prône l’extinction d’une souche d’élevage, que ce soit les pitbulls ou une autre, en autant que les individus déjà vivants n’en pâtissent pas. Je pourrais toutefois souligner l’arbitraire de la situation s’il n’y aucun argument logique pour éteindre une lignée plutôt qu’une autre.

Voilà. Je vous ai entretenu de mon opinion sur ce sujet parce qu’il impliquait les droits des animaux et que c’est une cause qui me touche, mais je suis bien conscient qu’il doit surtout sa popularité médiatique à un populisme détestable qui gangrène malheureusement notre ignoble classe politique. Les pitbulls ne sont que des boucs-émissaires que nos bons élus diabolisent dans le seul but de nous faire croire qu’eux-mêmes servent à quelque chose. Comme d’habitude, ces individus méprisables fabriquent un problème à partir de faits divers éparses, misant sur la peur et l’ignorance des gens, puis s’érigent en sauveur en nous présentant une solution aussi absurde qu’inutile. Pathétique. Et, en voyant quelle importance médiatique on accorde à ce sujet, je ne peux pas non plus m'empêcher de souligner l'incohérence entre notre souci de l'espèce canine et notre indifférence face au sort des animaux qu'on peut changer en viande. Je pense que l'on va probablement accorder le droit de vote aux chiens avant de reconnaître que les vaches peuvent souffrir.

samedi 30 juillet 2016

Tu me dois la vie

Mise en situation:
Deux vieux amis se promènent en haut d’une falaise. Le premier dit au second:
«Te souviens-tu, mon ami, lorsque tu m’as sauvé la vie il y a trente ans, jour pour jour? Je m'agrippais avec peine, au bord de cette même falaise. Un faux pas m’y avait fait glisser. Mes bras étaient à bout de force et mes pieds ne trouvaient aucun appui sur la paroi rocheuse. Et toi, qui par bonheur passait par là, tu m’as tendu une main salvatrice, m’empêchant ainsi de chuter vers une mort certaine.»

Ce à quoi le second lui répondît:

«Oh je m’en souviens, très certainement. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je t’ai emmené ici aujourd'hui...»
Et aussitôt, sans prévenir, il pousse son compagnon qui tombe dans le vide et s’écrase violemment en bas de l’abîme empalé sur des rochers pointus.
«Mais tu ne peux m’en vouloir,» poursuit-il comme si son défunt ami pouvait encore l’entendre. «Grâce à moi, tu as vécu trente ans de plus!»

Il m’est venu cette histoire lors d’une discussion avec l’un de mes amis. Vu que je suis végétarien pour des raisons éthiques utilitaristes, il me demandait si j’aurais un problème éthique à manger de la viande si l’animal était bien traité, avec une vie plus longue et de meilleure qualité que s’il avait vécu à l’état sauvage. J’ai déjà discuté de cette question, dans ma parabole de l’ermite affamé et celle du dragon éleveur d’humains, mais j’avais laissé en suspend un dernier point qu’il convient de développer. La question que je voulais soulever, et qui est illustrée dans la petite histoire ci-dessus, est par rapport au fait de tuer quelqu’un qui nous doit la vie.
Puis-je tuer un être à qui j’ai sauvé la vie?
Est-ce que, par exemple, je pourrais considérer l’ensemble de mes interventions sur cet individu et calculer que même si je viens de le tuer, il a au total plus gagné que perdu en interagissant avec moi puisque sa vie aurait été beaucoup plus courte si je ne l’avais pas sauvé au départ? À mon humble avis, on ne devrait pas comptabiliser les choses de cette façon. Chacune de mes interventions sur un individu devrait être évaluée pour elle-même, en mettant dans la balance la façon dont cela affecte ses intérêts et à quel point elle est nécessaire pour les miens. Ainsi, si je n’ai nullement besoin de tuer cet individu -- humain ou animal -- pour poursuivre ma propre existence, alors le fait que je lui ai sauvé la vie par le passé ne change absolument rien. J’ajouterais, à l’inverse, que de ne pas sauver la vie de cet être aurait été éthiquement répréhensible surtout si, comme dans l’histoire ci-haut, cela n’aurait impliqué qu’un effort minime.

Les choses seraient bien sûr différentes dans une situation où je n’aurais pas le choix de tuer l’être en question pour continuer à vivre. Dans ce cas-là, le critère de la nécessité m’aurait autorisé à procéder à cet acte autrement ignoble. Et, d’avoir sauvé la vie de l’être en question au préalable aurait très certainement été une façon d’amoindrir le mal inhérent à une telle action, en apportant quelque chose de positif à ma victime. D'autres facteurs atténuants auraient pu être de lui offrir une mort rapide et indolore, de consacrer des efforts à son bonheur pendant sa vie, et de sélectionner ma proie en prenant l’individu pour qui la mort est un moindre mal pour elle-même (par exemple, quelqu'un à qui il restait peu de temps à vivre) et pour autrui (par exemple, un individu qui faisait du mal autour de lui).

Mais une caractéristique propre à l’élevage doit également être prise en considération. Si je reprends mon histoire du début, des deux amis au bord de la falaise. Supposons que le sauveur/meurtrier, lorsqu'il a vu pour la première fois son comparse qui s’apprêtait à tomber dans le vide, se soit dit:
«Hum, j’ai le pouvoir de le sauver… mais je n’en ai pas envie. J’aimerais tant voir quelqu'un tomber de cette falaise! Ce serait un spectacle rare, inoubliable, auquel je serais chanceux d’assister. Mais j’imagine que ce ne serait pas correct pour ce pauvre bougre… J’ai une idée! Je lui sauve la vie, pour qu’il connaisse quelques années de plus, puis je le ramène ici et je le pousse dans le vide! Comme ça, il aura vécu plus longtemps et moi j’aurai pu assister à la mort d’un homme qui tombe d’une falaise. Tout le monde gagne!»

Vous voyez la différence? Si, au moment d’affecter positivement les intérêts d’un autre, notre motivation est d’ultimement tout lui reprendre, cela veut dire que sans ce mobile sous-jacent on ne serait tout simplement pas venu en aide à cet individu. Ainsi, un éleveur n’aurait aucun intérêt à loger, nourrir et soigner des bêtes si ce n’était pas parce qu’il a l’intention de les abattre à la fin. Donc, dans ce genre de situation spécifique, mes deux actions peuvent alors s’additionner pour en faire le bilan puisqu'elles sont indissociables l’une de l’autre. Mon questionnement éthique devient maintenant:
Puis-je sauver la vie de cet être et le tuer plus tard?
Il va de soi que la réponse varie selon les paramètres exactes de la situation. Il est évident que si sauver cet être nuirait fortement à mes intérêts à moins que je ne le tue plus tard, cela deviendrait tout à fait défendable. Par opposition, si je peux sans trop d’efforts sauver l’être en question, il n’y a rien qui justifie que je fasse de la possibilité de le tuer plus tard un préalable nécessaire pour lui venir en aide maintenant. Comme dans l’histoire de la falaise, le sauveur/meurtrier aurait dû se demander qui y perdrait le plus: lui en n’assistant pas à la mort d’un homme, ou l’homme en mourant. La réponse aurait été évidente.

Mais le but de ma parabole ici était de faire une analogie avec l’élevage. Donc c’est certain que si l’animal y gagne plus qu’il n’y perd, et si l’éleveur y perdrait trop à juste s’occuper de l’animal altruistement sans jamais l’abattre, au point qu’il n’aurait aucune raison de l’élever du tout, alors l’élevage pourrait être considéré comme éthique à condition que les animaux soient bien traités (ce qui n’est pas le cas). Il ne faut toutefois pas oublier une autre caractéristique de l’élevage dont j’ai déjà discuté dans mes réflexions précédentes. À savoir qu’il ne s’agit pas d’un animal trouvé dans la nature, incapable de survivre par lui-même. Il s’agit d’un animal que l’éleveur a volontairement fait venir au monde et qui a été génétiquement conçu (via des croisements sélectifs) pour être incapable de survivre par lui-même. Alors, en incluant dans la balance le fait que l’éleveur ne ferait pas naître d’animaux s’il ne pourrait les faire abattre à la fin, notre questionnement éthique devient:
Puis-je donner la vie à cet être et le tuer plus tard?
Je reviens toujours à la même conclusion que dans mes réflexions précédentes: non. À moins que cela ne soit une nécessité pour moi, je n’ai aucune raison de tuer cet être et, si cette action est un préalable à sa mise au monde, la chose éthique à faire est de tout simplement ne pas lui donner la vie. Ceux qui n’existent pas ne souffrent pas de ne pas exister. Et s’il est trop tard, si j’ai déjà donner la vie à cet être avec cette intention mais que je réfléchis soudainement à la situation, je devrais quand même me demander si, à ce point-ci, je perdrais plus à ne pas tuer que ma victime ne perdrait à être tuée. Comme je le disais quand je parlais des droits des enfants, ceux-ci ne sont pas «redevables» à leurs parents du fait d’exister. Ils n’ont pas demandé à venir au monde, cette décision à été prise à leur place contre leur gré, donc c’est celui qui donne la vie qui doit quelque chose à celui qu’il a fait naître et pas l’inverse.

Bref, j'ai parlé beaucoup finalement mais, dans tout ça, je voulais juste rajouter une seule chose par rapport à mes billets passés: même quand le bilan de nos interventions sur un individu lui apporte, en somme, plus de bien que de mal, chacune de nos interventions peuvent être jugées pour elles-mêmes et, dans tous les cas, l’absence de nécessité pour celui qui agit empêche de légitimer tout le mal qu’il fait à celui qui subit, et ce même si ce dernier y gagne plus qu’il n’y perd au total, car la transgression éthique découle alors, non pas du fait d’avoir pris, mais de ne pas avoir donné assez. Tel un employeur aisé qui, en sous-payant un employé, améliore sa condition en comparaison avec le chômage, mais le laisse vivre tout de même dans la misère, alors qu'il aurait les moyens de mieux le payer, sauver une vie pour la prendre ensuite alors qu’on n’y est pas contraint est un acte répréhensible. Fin.

mardi 17 mai 2016

Le tribunal des tribunes

On parle souvent de liberté d’expression et de censure ces temps-ci. C’est un sujet qui revient souvent lorsqu’une personnalité connue, qui exprime des propos détestables, offensants ou simplement controversés, se fait retirer l’accès à une tribune qu’elle avait acquise ou qu’elle s’attendait à avoir. Récemment, on a eu le cas de Mike Ward et Guy Nantel aux Oliviers mais aussi, celui de Jeff Fillion. On évoque également la censure lorsqu’une université désinvite un panéliste parce que celui aura exprimé une opinion qu’elle désapprouve.

Personnellement, il me semble que l’on juge un peu trop promptement les responsables de ces tribunes et que l’on utilise abusivement le mot «censure». Il y a quelque chose que certains ne semblent pas reconnaître et qui, pourtant, m’apparaît une nuance tout à fait nécessaire pour bien comprendre la situation. Je parle de la distinction entre:
  • Interdire à une personne de s’exprimer,
  • Ne pas donner à une personne une tribune privilégiée spécifique,

S’exprimer est un droit, avoir une tribune est un privilège. Ce qu’on ne réalise peut-être pas, c’est que la majorité d’entre nous est constamment privée de ce dernier. Il n’y a qu’une poignée de personnes qui ont accès aux tribunes privilégiées (les journaux, la télé) et nous ne nous considérons pas pour autant «censurés». Pourquoi ne suis-je pas invité à Tout le monde en parle ou qu’on ne me donne pas de colonne dans Le Journal de Montréal? Suis-je censuré? Bien sûr que non.

Le responsable d’une tribune décide de qui y aura accès. Il a le devoir de ne pas se faire le diffuseur de propagande haineuse et, puisque beaucoup aimeraient pouvoir accéder à sa tribune, il se doit aussi de choisir de façon impartiale et de ne pas juste toujours passer le micro à ses amis. Il a aussi le droit de refuser de prêter sa tribune à des gens auxquels il ne veut pas être associé. Bref, chaque tribune à ses filtres, sa ligne éditoriale, qui déterminent quelles idées y ont leur place et lesquels feraient mieux d'être exprimées ailleurs. Rien là-dedans n’est de la censure.

L'école publique pourrait aussi être considérée comme une tribune. C'est la raison pour laquelle je trouve qu'il est légitime d'y enseigner la science mais pas d'y inculquer des dogmes religieux ou des idéologies haineuses. Le filtre de cette tribune est d'être une idée qui se base sur des faits démontrées, qui aide l'individu dans son développement personnel, lui permet d'évoluer vers son autonomie et de bien vivre en société. Mais les idées autres n'y sont pas censurées, elles sont apprises ailleurs, par les parents.

Ainsi, lorsque l’on perd sa tribune, il convient de se demander pourquoi on l’avait acquise au départ. Si je suis un scientifique expert de la météo et qu’on me retire soudainement une tribune que j’ai toujours eu parce que je me mets à parler des changements climatiques et que le nouveau propriétaire de ma tribune est un conservateur, oui je peux me dire qu’on tente peut-être de me bâillonner. Mais si j’ai gagné ma tribune parce que je suis drôle, populaire et que le monde m’aime, il est normal que je la perde en disant des choses qui me rendent détestable ou qui ne sont plus drôles. De la même façon, si je suis un universitaire invité à un colloque, mais que l’on me désinvite suite à certains propos que j’ai tenus sur une tribune publique, c’est tout à fait légitime si les propos en question prouvent que je ne suis pas l’érudit aux opinions éclairées que l’on croyait avoir invité.

Bref, la censure serait d’interdire à quelqu’un de parler et de le punir s’il le fait. Lui retirer sa tribune n’est pas une punition, c’est une conséquence. C’est quand le responsable de la tribune ne veut plus s’associer à cette personne. Il n’y a pas censure si l’on ne lui retire pas le droit de s’exprimer. Est-ce que les tribunes ont été retirées à certains de façon incohérente, arbitraire ou hypocrite? C’est possible. Mais ce n’est pas pour autant de la censure et ce n’est pas parce qu’une personne acquiert le statut de «célébrité» qu’elle devrait avoir un accès inconditionnel à toutes les tribunes de la province. Et au pire, elle peut toujours se chercher une autre tribune ou s’exprimer sur les réseaux sociaux. Personne n’est réduit au silence.